Extrait d’un article scientifique de Pierre Philippot et Alexandre Heeren
DOMAINES D’APPLICATION ET EFFICACITÉ DE LA PLEINE CONSCIENCE
Bien que les programmes d’apprentissage de la pleine conscience puissent être qualifiés d’intervention psychologique, la communauté scientifique s’accorde aujourd’hui sur le fait que cet apprentissage ne constitue pas une forme de psychothérapie (Öst, 2008; Segal et al., 2002; Teasdale, 2004). Bien que les thérapies dites de « troisième vague » reposent en grande partie sur l’inclusion d’exercices de pleine conscience, les programmes d’apprentissage exclusivement basés sur la pleine conscience (c.-à.-d. MBCT et MBSR) constituent avant tout une intervention psychologique de prévention primaire et secondaire (Grossman, Niemann, Schmidt, & Walach, 2004; Philippot, 2007; Teasdale et al., 1995). En ce sens, il n’existe pas réellement de critères formels d’exclusion. Toutefois, un des aspects primordiaux est la capacité à pouvoir faire quotidiennement au moins 30 minutes d’exercice
Une personne dont les ressources attentionnelles sont déficitaires (p. ex., une personne fortement déprimée) risque ainsi de ne pas pouvoir centrer son attention pendant des périodes de temps suffisamment longues. Il est alors conseillé d’attendre la récupération des ressources cognitives, et plus particulièrement des ressources attentionnelles et exécutives, avant de commencer l’apprentissage de la pleine conscience.
Notre expérience clinique nous a également permis d’observer que le programme n’était pas conseillé aux personnes souffrant d’une tendance à la dissociation ou de phobies de type intéroceptif. De fait, un certain nombre d’exercices de pleine conscience impliquant une focalisation attentionnelle sur les sensations corporelles sont souvent vécus comme une exposition de trop forte intensité pour ces personnes. Ce dernier point peut paraître en contradiction avec l’efficacité observée des interventions psychologiques basées sur la pleine conscience auprès des personnes souffrant d’un trouble de la personnalité borderline, chez qui la tendance à la dissociation est souvent importante. Toutefois, aucune étude utilisant exclusivement des exercices de pleine conscience n’a été menée auprès de sujets souffrant de ce trouble. Les effets positifs ont été observés lors d’intervention de type troisième vague intégrant progressivement des exercices de pleine conscience à d’autres ingrédients thérapeutiques actifs (p. ex., thérapie comportementale dialectique, thérapie de l’acceptation et de l’engagement). De plus, ces interventions (p. ex., la thérapie comportementale dialectique) proposent des exercices beaucoup moins confrontant, avec un apprentissage très progressif étalé sur 50 séances.
EFFICACITE
Les programmes d’apprentissage de la pleine conscience ont été appliqués dans des domaines cliniques larges et variés. Toutefois, bien qu’une majeure partie de ces études inclue un groupe contrôle ou un groupe en liste d’attente, celles incluant une procédure de répartition aléatoire des participants sont moins nombreuses. L’objectif de cette section est de présenter brièvement les domaines d’efficacité des interventions basées sur la pleine conscience. Nous référons le lecteur intéressé par une méta-analyse quantitative aux travaux de Baer (2003) et de Grossman et al. (2004). Une série d’études cliniques a démontré l’efficacité de l’apprentissage de la pleine conscience dans la prévention de la rechute dépressive auprès de clients en rémission d’épisodes dépressifs majeurs récurrents (Kuyken et al., 2008; Ma & Teasdale, 2004; Teasdale, Segal, Williams, Ridgeway, Soulsby, & Lau, 2000), dans le traitement du trouble dépressif chronique récurrent (Barnhofer, Crane, Hargus, Amarasinghe, Winder, & Williams, 2009; Kenny & Williams, 2007), dans le traitement du trouble anxieux généralisé (Evans, Ferrando, Findler, Stowell, Smart, & Haglin, 2008), de la boulimie (Baer, Fischer & Huss, 2005), de la détresse psychologique et du névrosisme (Brown & Ryan, 2003), ainsi que du déficit de l’attention avec hyperactivité (Zylowska et al., 2008).
Au sein d’échantillons non cliniques, les interventions basées sur la pleine conscience sont associées à une réduction du niveau de psychopathologie générale (Astin, 1997; Heeren & Philippot, sous presse; Williams, Kolar, Reger, & Pearson, 2001), à une diminution de l’intensité et de la fréquence des émotions négatives (Brown & Ryan, 2003; Chambers, Lo, & Allen, 2008), à une réduction du niveau d’anxiété générale (Shapiro, Schwartz & Bonner, 1998), ainsi qu’à une augmentation des capacités attentionnelles et de mémoire de travail (Chambers et al., 2008; Tang et al., 2007), et plus largement des fonctions exécutives (Heeren, Van Broeck, & Philippot, 2009; Tang et al., 2007).
Une amélioration de la qualité de vie en réponse à ces interventions a également été observée auprès de personnes souffrant de douleurs chroniques (Kabat-Zinn, 1982; Kabat-Zinn, Lipworth, & Burney, 1985; Kabat-Zinn, Lipworth, Burney, & Sellers, 1987; Randolph, Caldera, Tacone, & Greak, 1999), de fibromyalgie (Goldenberg, Kaplan, Nadeau, Brodeur, Smith, & Schmid, 1994; Kaplan, Goldenberg & Galvin, 1993) et d’un cancer (Carlson, Ursuliak, Goodey, Angen, & Speca, 2001; Ledesma & Kumano, 2009; Shapiro, Bootzin, Figueredo, Lopez, & Schwartz, 2003; Speca, Carlson, Goodey & Angen, 2000). Récemment, Griffiths, Camic et Hutton (2009) ont pu observer un effet facilitateur du programme MBCT dans la réhabilitation cardiaque auprès d’adultes. Des recherches pointent également des effets similaires auprès d’enfants et d’adolescents souffrant d’une maladie chronique invalidante (Thompson & Gauntlett-Gilbert, 2008).
Une augmentation significative du taux de mélatonine dans l’urine a aussi été observée en réponse au programme MBSR (Massion, Teas, Hebert, Wertheimer & Kabat-Zinn, 1995). La mélatonine est une hormone notamment impliquée dans la régulation des sécrétions hormonales et dans la réponse immunitaire des lymphocytes T. Une amélioration de l’efficacité des séances de photothérapie aux ultraviolets A et B lors la prise en charge de personnes souffrant de psoriasis a été observée lorsque les exercices méditatifs du programme MBSR était pratiqués lors de séances de traitement (Kabat-Zinn et al., 1998). Enfin, l’effet bénéfique de la pratique de la pleine conscience dans le traitement de l’acouphène chronique invalidant a récemment été observé (Philippot, Nef, Clauw, de Romrée, & Segal, soumis).
Des tentatives d’adaptation clinique des exercices issus des programmes MBCT et MBSR sont en cours auprès d’enfants et d’adolescents. Le lecteur intéressé pourra trouver davantage d’information sur l’opérationnalisation de ces interventions auprès des enfants et adolescents dans Greco et Hayes (2008), Semple, Reid et Miller (2005) ainsi que dans Semple, Lee et Miller (2006). De même, le lecteur intéressé pourra trouver de l’information sur l’implémentation de ces interventions auprès des personnes âgées dans Smith (2006).
MODÈLE DE CHANGEMENT DES INTERVENTIONS BASÉES SUR LA PLEINE CONSCIENCE
Outre la validation empirique de l’efficacité des programmes d’apprentissage de la pleine conscience (c.-à.-d. que l’intervention réduit significativement la symptomatologie visée), une autre manière de préciser les domaines d’application de la pleine conscience est de s’intéresser à la validation du modèle de changement sous-tendant ces interventions (c.-à.-d. l’intervention est efficace grâce à tel processus). Selon Barlow (2004), un modèle de changement est un modèle qui stipule les processus et les opérations qui amènent à un changement du fonctionnement. Cette connaissance est capitale pour élaborer des interventions psychologiques utilisant au mieux les processus de changement et donc, maximisant le potentiel d’efficacité (Barlow, 2004, 2006; Philippot & Van Broeck, 2006). Cependant, il n’existe pas encore de modèle bien établi précisant le modèle de changement et les principes actifs dans l’efficacité des programmes d’apprentissage de la pleine conscience. Une des raisons sous-tendant ce constat est que la pleine conscience consista au départ en l’importation d’une pratique méditative bouddhiste dans le champ de la clinique, et non en une intervention psychologique dérivée d’un modèle théorique scientifique (Hayes & Feldman, 2004).
Examiner de manière plus fine la validation du modèle thérapeutique de changement sous-tendant ces interventions constitue sans nul doute un des défis pour le développement futur de la pleine conscience. Baer (2003) a suggéré un modèle de changement articulé autour de cinq types de processus que nous discuterons : (a) l’exposition, (b) les changements cognitifs, (c) l’acceptation, (d) la gestion de soi et (e) la relaxation. Bien que Baer (2003) ait réalisé cette analyse de manière spéculative et que les processus postulés restent à un niveau très général, il nous paraît adéquat de partir de cette structuration et de la compléter par des résultats des recherches empiriques récentes. Enfin, un point sera également consacré à présenter les limites des processus actifs postulés par Baer (2003). À partir de ces faiblesses, des propositions de modélisation des processus de changement sous-tendant l’efficacité des interventions basées sur la pleine conscience seront émises.
EXPOSITION
Bien que la réduction des réponses émotionnelles conditionnées ne constitue pas un objectif thérapeutique de la pratique de la pleine conscience, celle-ci implique dans une large mesure des processus d’exposition prolongée avec prévention de la réponse d’évitement. Pour reprendre l’exemple cité par Kabat-Zinn (1982), dans le cas de personnes souffrant de douleur chronique, les participants sont invités à centrer leur attention sur les sensations de douleur, à les observer, à les décrire et à les explorer, tout en restant simultanément assis, sans bouger et surtout sans tenter de supprimer ou d’éviter (p. ex., distraction) les sensations désagréables. De manière similaire, les personnes souffrant de troubles émotionnels sont amenées à observer, à explorer et à décrire leurs émotions, et ce sans tenter ni de les supprimer ni de les éviter. Plus particulièrement, le mode de traitement de l’information avec lequel les participants sont invités à traiter l’information émotionnelle durant les exercices de pleine conscience, à savoir considérer les aspects uniques de l’expérience qui se déploie, n’est pas négligeable. De fait, il a été observé que, durant l’exposition, centrer le focus attentionnel sur les éléments uniques de l’expérience émotionnelle diminuait l’intensité émotionnelle, alors que centrer le focus sur les éléments générique et prototypique de l’expérience émotionnelle (c.-à.-d. les éléments sensori- perceptuels et sémantiques communs et les plus représentatifs à une catégorie de situations aversives similaires) augmentait l’intensité émotionnelle (p. ex., Philippot, Baeyens, & Douilliez, 2006).
CHANGEMENTS COGNITIFS ET METACOGNITIFS
De nombreuses études se sont intéressées aux processus cognitifs sous-tendant l’efficacité de la pratique de la pleine conscience. Une des particularités de la pleine conscience est le changement qu’elle permettrait d’opérer sur les ruminations mentales entretenant l’affectivité négative (Watkins, 2004). Selon Teasdale et al. (1995), la pratique de la pleine conscience permettrait aux clients de se désengager de la capture automatique de l’attention par les boucles de rétroactions cognitives qui s’autoalimentent pendant la rumination. Selon ces auteurs, ce phénomène expliquerait l’efficacité de la pleine conscience dans la prévention de la dépression et de la rechute dépressive. De manière congruente avec les hypothèses formulées, une réduction des pensées intrusives abstraites et générales, caractéristiques des ruminations mentales, et une augmentation des pensées concrètes et expérientielles, caractéristiques des pensées adaptatives, ont été observées en réponse à un entraînement à la pleine conscience (Heeren & Philippot, sous presse). Ces auteurs ont également observé que ces changements affectant le niveau d’abstraction des pensées constituaient un médiateur sous-tendant la réduction du niveau de symptomatologie psychopathologique générale, confirmant ainsi l’hypothèse initialement formulée par Teasdale et al. (1995). En vue d’évaluer les changements opérant sur le plan des ruminations mentales, ces auteurs ont utilisé la version francophone du Cambridge Exeter Rumination Thinking Scale (CERTS; Douilliez, Philippot, Baeyens, Heeren, Watkins, & Barnard, 2009) qui a l’avantage de permettre une évaluation des ruminations mentales en fonction du contexte de leur apparition, de leurs conséquences ainsi que de la nature du mode de traitement de l’information sur lequel elles s’opèrent (c.-à.-d. abstrait et général vs concret et expérientiel).
Récemment, Borders, Earleywine et Jajodia (2010) ont observé, au moyen d’un plan de recherche non expérimental cependant, que la pleine conscience était associée à une réduction des comportements d’agressivité verbale et non verbale ainsi qu’à une diminution des ruminations mentales. En outre ces auteurs ont observé, au moyen d’analyses de médiation, que l’effet de la pleine conscience sur les comportements d’agressivité verbale et non verbale était médiatisé par une réduction des ruminations mentales. À un niveau processuel, tant les résultats de l’étude de Heeren et Philippot (sous presse) que ceux de Borders et al. (2010) suggèrent que la pleine conscience a un effet sur les ruminations mentales et que cette modification amène ensuite d’autres changements sur le plan de la régulation des émotions. À un niveau fondamental, les résultats de ces deux études sont congruents avec les recherches actuelles qui mettent en évidence que la rumination mentale est un processus transdiagnostique qui est impliqué dans l’installation et le maintien des troubles émotionnels (pour une revue, voir Harvey, Watkins, Mansell, & Shafran, 2004).
Par ailleurs, il a été observé que les exercices de pleine conscience augmentaient la capacité à récupérer des souvenirs autobiographiques spécifiques (Heeren, Van Broeck, & Philippot, 2009; Williams, Teasdale, Segal, & Soulsby, 2000). Un déficit de spécificité du rappel en mémoire autobiographique a été observé auprès de populations cliniques multiples et variées (pour une revue, voir Williams et al., 2007). De nombreuses études ont observé que ce déficit était associé à des conséquences cliniques non négligeables, telles que des difficultés dans la résolution de problèmes interpersonnels (p. ex., Pollock & Williams, 2001) ou des difficultés à concevoir des scénarios futurs spécifiques (Williams, 1996). Les conclusions de ces études ainsi que de celles présentées au sujet des ruminations mentales suggèrent que la pleine conscience a un effet sur le mode cognitif (c.-à.-d. abstrait et général vs spécifique et expérientiel) avec lequel est traitée l’information émotionnelle.
En outre, la pratique de la pleine conscience induit également des changements d’ordre métacognitif. Une amélioration des processus exécutifs d’inhibition et de flexibilité cognitive a été observée en réponse à la pratique de la pleine conscience (Heeren et al., 2009; Moore & Malinowski, 2009). La principale fonction des processus exécutifs est de faciliter l’adaptation de l’individu à des situations nouvelles, et ce, notamment lorsque les routines d’action, c’est-à-dire les habiletés cognitives surapprises, ne peuvent suffire (Norman & Shallice, 1986). La flexibilité cognitive est définie comme la capacité à désengager le focus attentionnel d’une tâche devenue non pertinente pour s’engager activement dans une autre tâche (Miyake, Friedman, Emerson, Witzki, & Howerther, 2000). Toutefois, bien que l’on puisse penser que les processus de flexibilitésoient sous l’influence directe des processus inhibiteurs, les deux concepts ne se recouvrent pas totalement : dans l’inhibition, le focus attentionnel reste fixé sur un type de stimuli et le système de contrôle doit prévenir l’interférence suscitée par la survenue intempestive d’informations non pertinentes, alors que le focus demeure mobile dans le cas de la flexibilité (Van der Linden, Meulemans, Seron, Coyette, Andrès, & Prairial, 2000).
Selon le modèle de Bishop et al. (2004) présenté au début de cet article, ces changements constitueraient le primens movens des processus de changements sous-tendant la pleine conscience. De manière congruente, il a été observé que l’amélioration des processus de flexibilité cognitive (c.-à.-d. la capacité à désengager le focus attentionnel d’une tâche devenue non pertinente pour s’engager activement dans une autre tâche) constituait un médiateur de la revalidation du déficit de spécificité du rappel en mémoire autobiographique observée (Heeren et al., 2009). L’augmentation des capacités de flexibilité, et donc des capacités de contrôle d’orientation de l’attention, semble être directement impliquée dans les changements émotionnels associés à la pleine conscience.
ACCEPTATION
Comme nous l’avons déjà évoqué, la pratique de la pleine conscience accorde une place d’importance à l’attitude mentale d’acceptation et d’ouverture à l’expérience. En d’autres termes, il s’agit de promouvoir un processus d’acceptation active (et non de résignation) de l’expérience vécue. Cette attitude correspond à celle préconisée, tant par la thérapie de l’acceptation et de l’engagement (Hayes et al., 1999) que par la thérapie comportementale dialectique (Linehan, 1993), pour lesquelles un changement émotionnel n’est possible que lorsque l’individu reconnaît et accepte la détresse émotionnelle qu’il ressent. Actuellement, de nombreux chercheurs (p. ex., Barlow, Allen, & Choate, 2004; Greenberg, 2002) considèrent que la souffrance émotionnelle résulte bien plus de la non- acceptation de l’émotion que de l’émotion elle-même. De manière congruente, des recherches expérimentales ont pu démontrer qu’une attitude d’acceptation de l’émotion engendrait une réduction de l’intensité émotionnelle, en comparaison à une attitude de non-acceptation (p. ex., Campbell-Sills, Barlow, Brown, & Hoffmann, 2006; Levitt, Brown, Orsillo, & Barlow, 2004). Il est à noter que selon notre point de vue, les considérations évoquées sur l’exposition et celles sur l’acceptation ne sont pas mutuellement exclusives. De fait, une attitude mentale d’acceptation et d’ouverture à l’expérience présente une forte similarité avec la notion d’exposition avec prévention de réponse.
GESTION DE SOI
La pratique de la pleine conscience implique des auto-observations des réactions émotionnelles automatiques. Ces observations engendrent une meilleure connaissance de soi et des conséquences des réactions émotionnelles. Ces observations permettent d’envisager plus facilement des réactions alternatives et d’élargir la flexibilité du répertoire comportemental. En outre, les auto-observations permettent de devenir plus à même de détecter les signes avant-coureurs d’une difficulté psychologique et d’ainsi pouvoir y faire face de manière préventive plutôt que curative. Enfin, l’exigence de devoir libérer 45 minutes quotidiennes en vue de réaliser les exercices entraîne une réorganisation, amenant l’individu à observer les buts et valeurs qui déterminent les actions au quotidien, facteurs d’importance dans la gestion de soi.
RELAXATION
Le but explicite de la pleine conscience n’est pas d’amener un état de relaxation, ni même de générer un état particulier. La pratique de la pleine conscience peut même amener l’individu à observer et à rester en contact avec divers stimuli parfois incompatibles avec la détente (p. ex., certaines tensions musculaires ou certaines pensées intrusives). Toutefois, la pratique de la pleine conscience peut engendrer un état similaire à la relaxation. Cet effet secondaire non recherché a pour conséquence d’induire les bénéfices liés à celle-ci (Baer, 2003).
Limitations du modèle de changement proposé par Baer (2003)
Bien que le modèle de changement postulé par Baer (2003) présente l’avantage d’être en lien direct avec des processus de changement psychologique dont l’efficacité a été bien établie au sein de la littérature scientifique (pour une revue, voir Castonguay & Beutler, 2005), il présente cependant un certain nombre de faiblesses. Ainsi, Philippot et Segal (2009) distinguent trois faiblesses majeures. Premièrement, il n’est pas clair si les interventions basées sur la pleine conscience agissent grâce à des processus de changement similaires aux autres interventions psychologiques ou si elles présentent des processus de changement qui leur sont propres. Deuxièmement, l’étendue des processus de changement postulés par Baer (2003) est large et variée. Il n’est
notamment pas précisé si certains de ces processus sont davantage impliqués ou s’ils agissent tous avec le même impact. Les études futures devront examiner le poids respectif, au sens statistique du terme, de chacun de ces processus. Troisièmement, et non des moindres, les cinq processus actifs postulés par Baer (2003) représentent de larges phénomènes psychologiques qui sont eux-mêmes sous-tendus par une quantité de processus sous-jacents, et ce à un tel point que les phénomènes postulés comme actifs par Baer (2003) pourraient être taxés de trop larges et de trop peu opérationnalisables pour être examinés en tant que processus. À titre illustratif, pour reprendre l’exemple de Philippot et Segal (2009), l’exposition est davantage une technique thérapeutique qu’un processus de changement. En effet, l’exposition est elle-même sous- tendue par des processus de changement nettement plus spécifiques tels que le développement d’un sentiment d’efficacité par rapport aux stimuli aversifs (Bandura, 1988), l’apprentissage de conditionnements inhibiteurs (Bouton, 2002; Myers & Davis, 2002) ou encore des changements attentionnels (Mogg, Bradley, Millar, & White, 1995). Enfin, une dernière faiblesse peut être ajoutée à celles identifiées par Philippot et Segal (2009). Les différents processus postulés par Baer (2003) ne sont pas mutuellement exclusifs, rendant ainsi difficile l’opérationnalisation de ces processus. Par exemple, tel que mentionné ci-dessus, les considérations évoquées sur l’exposition et celles sur l’acceptation ne sont pas mutuellement exclusives. De même, les processus de changements cognitifs et ceux d’acceptation se recouvrent sur certains points (p. ex., en ce qui concerne les aspects concrets et expérientiels).
En réponse à ces limitations, les recherches futures devront clairement tenter d’offrir un modèle processuel permettant de conceptualiser au mieux les changements opérant durant les interventions basées sur la pleine conscience. Au regard des études récentes présentées ci-dessus, il semble que deux processus majeurs et clairement opérationalisables peuvent être considérés comme actifs. Premièrement, et de manière congruente avec le modèle de Bishop et al. (2004), les résultats des études de Heeren et al. (2009) ainsi que celles de Moore & Malinowski (2009) suggèrent que la pleine conscience est associée à une augmentation de la capacité à désengager le focus attentionnel d’une tâche devenue non pertinente (p. ex., capture automatique de l’attention par des pensées intrusives) pour s’engager activement dans une autre tâche. Les résultats d’une recherche récente en neuro-imagerie auprès de personnes pratiquant de manière quotidienne des exercices méditatifs sont congruents avec cette hypothèse. En effet, Luders, Toga, Lepore et Gaser (2009) ont notamment observé que la pratique de la méditation était associée à une augmentation du volume de matière de grise au sein du cortex orbito-frontal, typiquement impliqué dans le désengagement de routines d’actions ou de pensées automatiques.
Deuxièmement, et comme présenté ci-dessus, une série d’études (Heeren & Philippot, sous presse; Heeren et al., 2009; Williams et al., 2000) suggère que la pratique de la pleine conscience est associée à une modification du niveau de traitement de l’information émotionnelle, favorisant le passage d’un niveau abstrait et général de traitement vers un niveau davantage spécifique, concret et expérientiel.
Les travaux issus des théories multi-niveaux des émotions ont démontré que traiter l’information émotionnelle sur un mode spécifique, concret et expérientiel est associé à une diminution de l’intensité émotionnelle, alors qu’un mode abstrait et général de traitement est associé au maintien de l’activation émotionnelle (pour une revue, voir Philippot, Neumann, & Vrielynck, 2007). En outre, les résultats des analyses de médiation de l’étude de Heeren et al. (2009) suggèrent que l’amélioration de la capacité à désengager le focus attentionnel d’une tâche devenue non pertinente pour s’engager activement dans une autre tâche constitue un médiateur des changements du niveau de spécificité avec laquelle l’information émotionnelle est traitée. Cette observation laisse penser que les interventions basées sur la pleine conscience modifieraient dans un premier temps la capacité de désengagement de l’attention et que ces changements mèneraient ensuite à une modification du mode de traitement de l’information émotionnelle, ce dernier changement menant lui-même à une meilleure régulation émotionnelle. Les recherches futures devront davantage préciser la pertinence théorique et empirique de ce modèle. Ces recherches devront notamment examiner la validité empirique de cette proposition d’ordonnancement diachronique des processus stipulés.